Compte-rendu de la Table ronde « Hagiographie et prophétie, de l’Antiquité au XIIIe siècle » organisée par l’ « International consortium for Research in the Humanities, Fate, Freedom and Prognostication. Strategies for Coping with the Future in East Asia and Europe », la Friederich-Alexander Universität Erlange-Nürnberg, et École Pratique des Hautes Études, du 11 au 12 octobre 2013, à la Sorbonne, 54, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.
Par Klaus Krönert
Remarque préliminaire :
Étant donné que l’auteur de ces lignes n’a assisté qu’au premier jour de la Table ronde, le lecteur du compte-rendu ne trouvera pas les résumés des conférences qui ont eu lieu samedi, 12 octobre, à savoir ceux d’Uta Kleine, Klaus Herbers, Laurence Moulinier et Stéphane Feuillas. Il manque également la communication de Philippe Depreux qui a malheureusement dû annuler sa présence à ce colloque.
Après un discours de bienvenue et une présentation du « Consortium » international par Klaus Herbers (Université d’Erlangen-Nürnberg), c’est au tour de Patrick Henriet (École Pratique des Hautes Études) de faire l’introduction sur le thème de « hagiographie et prophétie ». Après avoir rappelé que la prophétie a déjà été valorisée dans l’Ancien Testament et qu’elle occupe par la suite une place importante dans le christianisme, il explique, en suivant Grégoire le Grand, qu’il y a trois temps de la prophétie : le passé – par exemple l’annonce que Dieu a créé la Terre –, le présent – quand les prophètes mettent à jour ce qui est caché – et le futur, comme ce fut le cas lors de l’Annonciation. Toute vérité voilée mise à jour relève donc de la prophétie, un prophète dit la vérité grâce à son lien avec Dieu, et toute vision est ainsi prophétique. Puis l’orateur constate avec étonnement qu’il n’y a aujourd’hui toujours pas de synthèse sur l’hagiographie et les visions, même si celles-ci sont très présentes dans la littérature hagiographique. Non seulement il y a des liens typologiques entre prophètes et saints, mais il y a aussi des faux prophètes, ce qui montre que si toute prophétie n’est pas un signe de sainteté, toute sainteté a une dimension prophétique.
Gordon Blennemann (Université d’Erlangen-Nürnberg) a intitulé sa conférence « Espace d’expérience narratif des fins dernières : l’imagination eschatologique dans la martyrologie de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge ». En se concentrant surtout sur un ensemble de Passions de martyrs rédigées au cours du VIe siècle – le cycle bourguignon – l’orateur s’intéresse particulièrement aux épiphanies de la sphère céleste sur terre et aux présentations de ces moments de contact entre le ciel et la terre, notamment au moment de la mort des martyrs. En effet, on voit, à travers le martyre, un premier regard sur l’avenir, la vie auprès de Dieu. Les croyants qui appartiennent à la même communauté que les martyrs, sont ainsi invités à suivre leur exemple. Les Passions offrent ici à leur hagiographes un espace narratif assez large pour montrer le soutien de Dieu : l’apparition d’odeurs paradisiaques, de colombes, voir d’anges. Même le lieu de l’exécution peut être présenté comme un lieu paradisiaque, de sorte que la sphère terrestre préfigure la sphère divine.
Ensuite, Jean-Marie Sansterre (Université Libre de Bruxelles) a parlé des images, des prédictions et des présages à Byzance et dans l’Occident médiéval. En s’intéressant aux prédictions et aux présages liés à des images chrétiennes, et en laissant de côté le pouvoir magique, l’orateur a donné une série d’exemples pour des prodiges où l’animation soudaine et temporaire d’une image annonce un événement précis. Ces images peuvent représenter le Christ, la Vierge ou plus rarement des saints. Étant donné que de tels prodiges sont souvent relatés dans des textes narratifs relativement simples, on y cherche vainement des explications théologiques sur ces phénomènes. L’exposé a également montré qu’il est très difficile d’établir des chronologies exactes concernant l’évolution de ces pratiques. Les différences entre l’Occident et Byzance semblent être plus minces qu’on le croit habituellement : l’adoration des images et des reliques s’observe ici et là, même si à Byzance ce ne sont pas les crucifix, mais plutôt les icônes qui pleurent.
Puis, Édina Bozoky (Université de Poitiers) a abordé la « Prophétie dans la Vie de saint Columba d’Adamnan ». La Vie de Columba rédigée par Adamnan, abbé d’Iona, à la fin du VIIe siècle, est entièrement consacrée aux faits miraculeux, dont la plupart sont des prophéties. Ces prophéties sont si nombreuses qu’il faut considérer cette Vie comme une exception dans l’hagiographie occidentale. Elles concernent autant la préscience des événements futurs que la perception des événements qui se passent en même temps à des lieux différents. La majorité de ces prophéties se rapportent à la vie monastique (hospitalité, charges de la communauté, pénitence, mort et sort des âmes), et seulement très peu d’entre elles mettent en valeur le lien du saint avec les rois d’Irlande et d’Écosse. Il est pourtant difficile d’expliquer pourquoi Adamnan a relaté autant de prophéties : a-t-il destiné la Vie à un usage interne à Iona ? Voulait-il montrer que l’abbé incarne la vérité ?
Patrick Henriet (École Pratique des Hautes Études) est ensuite intervenu pour nous parler des « visions cosmiques des saints ». Il s’agit ici d’un thème qui remonte à Grégoire le Grand : le pape rapporte dans sa Vie de saint Benoît comment celui-ci avait une vision du monde entier concentré dans un rayon de soleil, et il explique que c’est alors l’âme du saint homme qui s’était dilatée. À la suite de ce récit, plusieurs dizaines d’auteurs – essentiellement des hagiographes – ont repris ce motif qu’on appelle habituellement « visions cosmiques ». Tous les visionnaires ont en commun de se retrouver dans une position très élevée et de voir la terre entière, voire le cosmos, exactement comme Dieu. L’orateur montre ensuite que ces récits passent du registre spatial au registre temporal, car déjà les philosophes antiques avaient constaté que « celui qui voit la totalité de la terre, voit la totalité du temps ». Pour Grégoire le Grand, la vision de Benoît est donc aussi une vision prophétique temporelle.
En modifiant le titre initialement annoncé, Sumi Shimahara (Université Paris IV – Sorbonne) a consacré son exposé au thème de la « Prophétie scripturaire et hagiographie dans le haut Moyen Âge ». Après avoir montré que la prophétie est un don et la sainteté un concept éthique, l’orateur compare la figure du prophète à celle du saint : si les deux sont des médiateurs entre Dieu et les hommes, le prophète biblique est souvent porteur de scandales, annonciateur de malheur, mal compris, arraché aux siens et incapable de changer le cours des événements. Le saint, en revanche, est admiré, vit au sein de sa communauté, et provoque d’innombrables miracles. En ce qui concerne, d’un côté, les récits prophétiques et exégétiques, et de l’autre côté, les textes hagiographiques, il y également quelques différences notables : tandis que les premiers s’adressent généralement à des lecteurs très savants, les derniers visent un public plus large et souvent moins instruit. En effet, les prophéties sont souvent obscures et nécessitent des explications, les récits hagiographiques se comprennent aussi sans commentaire. Mais il y a tout de même des liens entre ces deux « genres » : l’exégèse permet de transformer le texte biblique en texte hagiographique ou autrement dit : l’exégèse permet d’actualiser les récits bibliques. On peut ainsi trouver des textes exégétiques et des récits hagiographiques dans les mêmes manuscrits.
Marie-Céline Isaïa (Université Lyon III) a intitulé sa communication « Hagiographie, historiographie et prophétie au IXe siècle franc : connaître le passé ou connaître l’avenir ? Une histoire de la Providence ». En s’appuyant notamment sur Hincmar et la Vie de saint Remi, la Vie de saint Pacôme, la Vie de sainte Hélène d’Almann ou encore Fréculphe de Lisieux, l’orateur montre que Christ constitue le centre de l’histoire du Salut et que le jugement de Dieu est manifesté dans l’histoire des hommes. Le temps qui précède la venue du Christ est marqué par des signes annonciateurs qui nécessitent un travail d’exégèse ; après lui, ce sont les saints qui réitèrent et prolongent les actions divines dans le temps et qui figurent dans les récits hagiographiques. La typologie assure ici que les hagiographes disent la vérité de l’histoire du Salut.
Enfin, Hans-Christian Lehner (Université d’Erlangen-Nürnberg) a présenté un exposé intitulé « Entre historiographie et hagiographie. Les messages prophétiques de l’évêque Henri dans la chronique d’Arnold de Lübeck ». Il a montré que cette chronique fourni des exemples typiques pour voir comment des éléments hagiographiques et prophétiques peuvent se trouver dans un texte à caractère historiographique. C’est ici le regard vers l’avenir qui sert à prouver la sainteté de l’évêque Henri. Cette « biographie », inclue dans la Chronique, a par la suite servi de base pour l’élaboration d’un texte hagiographique. On voit donc comment « discours hagiographique », « discours historiographique » et « discours prophétique » peuvent s’entremêler dans un seul récit.
Par Klaus Krönert
Remarque préliminaire :
Étant donné que l’auteur de ces lignes n’a assisté qu’au premier jour de la Table ronde, le lecteur du compte-rendu ne trouvera pas les résumés des conférences qui ont eu lieu samedi, 12 octobre, à savoir ceux d’Uta Kleine, Klaus Herbers, Laurence Moulinier et Stéphane Feuillas. Il manque également la communication de Philippe Depreux qui a malheureusement dû annuler sa présence à ce colloque.
Après un discours de bienvenue et une présentation du « Consortium » international par Klaus Herbers (Université d’Erlangen-Nürnberg), c’est au tour de Patrick Henriet (École Pratique des Hautes Études) de faire l’introduction sur le thème de « hagiographie et prophétie ». Après avoir rappelé que la prophétie a déjà été valorisée dans l’Ancien Testament et qu’elle occupe par la suite une place importante dans le christianisme, il explique, en suivant Grégoire le Grand, qu’il y a trois temps de la prophétie : le passé – par exemple l’annonce que Dieu a créé la Terre –, le présent – quand les prophètes mettent à jour ce qui est caché – et le futur, comme ce fut le cas lors de l’Annonciation. Toute vérité voilée mise à jour relève donc de la prophétie, un prophète dit la vérité grâce à son lien avec Dieu, et toute vision est ainsi prophétique. Puis l’orateur constate avec étonnement qu’il n’y a aujourd’hui toujours pas de synthèse sur l’hagiographie et les visions, même si celles-ci sont très présentes dans la littérature hagiographique. Non seulement il y a des liens typologiques entre prophètes et saints, mais il y a aussi des faux prophètes, ce qui montre que si toute prophétie n’est pas un signe de sainteté, toute sainteté a une dimension prophétique.
Gordon Blennemann (Université d’Erlangen-Nürnberg) a intitulé sa conférence « Espace d’expérience narratif des fins dernières : l’imagination eschatologique dans la martyrologie de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge ». En se concentrant surtout sur un ensemble de Passions de martyrs rédigées au cours du VIe siècle – le cycle bourguignon – l’orateur s’intéresse particulièrement aux épiphanies de la sphère céleste sur terre et aux présentations de ces moments de contact entre le ciel et la terre, notamment au moment de la mort des martyrs. En effet, on voit, à travers le martyre, un premier regard sur l’avenir, la vie auprès de Dieu. Les croyants qui appartiennent à la même communauté que les martyrs, sont ainsi invités à suivre leur exemple. Les Passions offrent ici à leur hagiographes un espace narratif assez large pour montrer le soutien de Dieu : l’apparition d’odeurs paradisiaques, de colombes, voir d’anges. Même le lieu de l’exécution peut être présenté comme un lieu paradisiaque, de sorte que la sphère terrestre préfigure la sphère divine.
Ensuite, Jean-Marie Sansterre (Université Libre de Bruxelles) a parlé des images, des prédictions et des présages à Byzance et dans l’Occident médiéval. En s’intéressant aux prédictions et aux présages liés à des images chrétiennes, et en laissant de côté le pouvoir magique, l’orateur a donné une série d’exemples pour des prodiges où l’animation soudaine et temporaire d’une image annonce un événement précis. Ces images peuvent représenter le Christ, la Vierge ou plus rarement des saints. Étant donné que de tels prodiges sont souvent relatés dans des textes narratifs relativement simples, on y cherche vainement des explications théologiques sur ces phénomènes. L’exposé a également montré qu’il est très difficile d’établir des chronologies exactes concernant l’évolution de ces pratiques. Les différences entre l’Occident et Byzance semblent être plus minces qu’on le croit habituellement : l’adoration des images et des reliques s’observe ici et là, même si à Byzance ce ne sont pas les crucifix, mais plutôt les icônes qui pleurent.
Puis, Édina Bozoky (Université de Poitiers) a abordé la « Prophétie dans la Vie de saint Columba d’Adamnan ». La Vie de Columba rédigée par Adamnan, abbé d’Iona, à la fin du VIIe siècle, est entièrement consacrée aux faits miraculeux, dont la plupart sont des prophéties. Ces prophéties sont si nombreuses qu’il faut considérer cette Vie comme une exception dans l’hagiographie occidentale. Elles concernent autant la préscience des événements futurs que la perception des événements qui se passent en même temps à des lieux différents. La majorité de ces prophéties se rapportent à la vie monastique (hospitalité, charges de la communauté, pénitence, mort et sort des âmes), et seulement très peu d’entre elles mettent en valeur le lien du saint avec les rois d’Irlande et d’Écosse. Il est pourtant difficile d’expliquer pourquoi Adamnan a relaté autant de prophéties : a-t-il destiné la Vie à un usage interne à Iona ? Voulait-il montrer que l’abbé incarne la vérité ?
Patrick Henriet (École Pratique des Hautes Études) est ensuite intervenu pour nous parler des « visions cosmiques des saints ». Il s’agit ici d’un thème qui remonte à Grégoire le Grand : le pape rapporte dans sa Vie de saint Benoît comment celui-ci avait une vision du monde entier concentré dans un rayon de soleil, et il explique que c’est alors l’âme du saint homme qui s’était dilatée. À la suite de ce récit, plusieurs dizaines d’auteurs – essentiellement des hagiographes – ont repris ce motif qu’on appelle habituellement « visions cosmiques ». Tous les visionnaires ont en commun de se retrouver dans une position très élevée et de voir la terre entière, voire le cosmos, exactement comme Dieu. L’orateur montre ensuite que ces récits passent du registre spatial au registre temporal, car déjà les philosophes antiques avaient constaté que « celui qui voit la totalité de la terre, voit la totalité du temps ». Pour Grégoire le Grand, la vision de Benoît est donc aussi une vision prophétique temporelle.
En modifiant le titre initialement annoncé, Sumi Shimahara (Université Paris IV – Sorbonne) a consacré son exposé au thème de la « Prophétie scripturaire et hagiographie dans le haut Moyen Âge ». Après avoir montré que la prophétie est un don et la sainteté un concept éthique, l’orateur compare la figure du prophète à celle du saint : si les deux sont des médiateurs entre Dieu et les hommes, le prophète biblique est souvent porteur de scandales, annonciateur de malheur, mal compris, arraché aux siens et incapable de changer le cours des événements. Le saint, en revanche, est admiré, vit au sein de sa communauté, et provoque d’innombrables miracles. En ce qui concerne, d’un côté, les récits prophétiques et exégétiques, et de l’autre côté, les textes hagiographiques, il y également quelques différences notables : tandis que les premiers s’adressent généralement à des lecteurs très savants, les derniers visent un public plus large et souvent moins instruit. En effet, les prophéties sont souvent obscures et nécessitent des explications, les récits hagiographiques se comprennent aussi sans commentaire. Mais il y a tout de même des liens entre ces deux « genres » : l’exégèse permet de transformer le texte biblique en texte hagiographique ou autrement dit : l’exégèse permet d’actualiser les récits bibliques. On peut ainsi trouver des textes exégétiques et des récits hagiographiques dans les mêmes manuscrits.
Marie-Céline Isaïa (Université Lyon III) a intitulé sa communication « Hagiographie, historiographie et prophétie au IXe siècle franc : connaître le passé ou connaître l’avenir ? Une histoire de la Providence ». En s’appuyant notamment sur Hincmar et la Vie de saint Remi, la Vie de saint Pacôme, la Vie de sainte Hélène d’Almann ou encore Fréculphe de Lisieux, l’orateur montre que Christ constitue le centre de l’histoire du Salut et que le jugement de Dieu est manifesté dans l’histoire des hommes. Le temps qui précède la venue du Christ est marqué par des signes annonciateurs qui nécessitent un travail d’exégèse ; après lui, ce sont les saints qui réitèrent et prolongent les actions divines dans le temps et qui figurent dans les récits hagiographiques. La typologie assure ici que les hagiographes disent la vérité de l’histoire du Salut.
Enfin, Hans-Christian Lehner (Université d’Erlangen-Nürnberg) a présenté un exposé intitulé « Entre historiographie et hagiographie. Les messages prophétiques de l’évêque Henri dans la chronique d’Arnold de Lübeck ». Il a montré que cette chronique fourni des exemples typiques pour voir comment des éléments hagiographiques et prophétiques peuvent se trouver dans un texte à caractère historiographique. C’est ici le regard vers l’avenir qui sert à prouver la sainteté de l’évêque Henri. Cette « biographie », inclue dans la Chronique, a par la suite servi de base pour l’élaboration d’un texte hagiographique. On voit donc comment « discours hagiographique », « discours historiographique » et « discours prophétique » peuvent s’entremêler dans un seul récit.
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