mercredi 17 juin 2009

Journée saint Eloi : compte-rendu (1)

Auteur : Sylvie Joye

La Vie de saint Éloi : Bilan de la journée d’études du 17 janvier 2009

Le 17 janvier 2009 s’est tenue la première journée de recherche organisée par HagHis, consacrée à « La Vie de saint Éloi : Bilan et perspectives de recherche », avec le soutien de l’Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHiS/Lille III, représenté par Stéphane Lebecq) et du Laboratoire de médiévistique occidentale (LAMOP/Paris I, représenté par Monique Goullet), et l’aide de l’Université de Paris IV, et en particulier du professeur Michel Sot, qui a bien voulu mettre à disposition la bibliothèque Boutruche pour la tenue de ces travaux.

Malgré l’absence de Christophe Jauffret (qui vient de soutenir le 6 décembre 2008 une thèse sur la Vie de saint Éloi à l’Université d’Aix Marseille I sous la direction du professeur Carozzi) et de Michel Banniard (Université Toulouse II Le Mirail), la journée fut pleinement occupée par l’étude d’Éloi, grâce à l’importance des discussions menées sous la présidence très active de François Dolbeau et Martin Heinzelmann dont l’expertise fut essentielle à chaque moment du débat.

La journée débuta par une introduction de Charles Mériaux (HagHis, Lille III).
Celle-ci fut centrée essentiellement sur le problème essentiel de la datation du texte de la Vita Eligii. Le choix de la Vita Eligii comme objet d’étude de cette première journée organisée par HagHis avait été motivé par la perspective de réunir autour d’une même table des spécialistes de l’hagiographie mérovingienne et de discuter avec eux des nouveaux travaux en matière de philologie, manuscrits et archéologie concernant la datation du texte, à partir de l’exposition de leurs résultats par ceux qui s’étaient penchés récemment sur chacun de ces angles d’approche de la Vita Eligii.
La Vie d’Éloi comprend un prologue qui nomme un auteur, Ouen, contemporain et ami d’Éloi, et certains manuscrits contiennent la lettre accompagnant l’envoi du texte à l’évêque Chrodebert, ainsi que la réponse de ce dernier. Cette attribution du texte à Ouen et donc son identification comme un texte mérovingien fut acceptée jusqu’à sa remise en cause en 1848 par F. W. Redberg. Cette remise en cause est plus précise et a davantage de conséquences sur les études à venir lorsque l’éditeur de la Vie dans les M.G.H. en 1902, Bruno Krusch, choisit de faire une édition partielle de la Vie, notamment parce qu’il considère, comme pour bien des Vies mérovingiennes, qu’il s’agit d’un texte profondément remanié à l’époque (pré)carolingienne, en l’occurrence à Saint-Éloi de Noyon dans la première moitié du VIIIe siècle, et non un texte rédigé par un contemporain peu après la mort du saint (660). De plus, la langue de la Vita Eligii ne correspondait pas à l’idée que Bruno Krusch se faisait du latin mérovingien, ce qui a motivé les choix et l’aspect partiel de son édition. Sa thèse fut aussi celle défendue par les Bollandistes et Léon Van der Essen, ce qui accrut encore son impact chez les historiens qui, lorsqu’ils s’inquiètent de la datation du texte dans leur étude, rejettent totalement ses apports dans la connaissance des réalités mérovingiennes. Yitzhak Hen (Culture and Religion in Merovingian Gaul, Cologne et al., 1995) présente d’ailleurs la Vita Eligii comme le « joyau de la couronne hagiographique carolingienne », véhiculant la propagande carolingienne sur le passé mérovingien. Cette datation « carolingienne » de la Vie revêt d’autant plus d’importance qu’elle fut utilisée dans de nombreux textes, qui se trouvaient de fait ramenés eux aussi à une datation tardive, parfois de ce simple fait.
Or les chercheurs invités à participer à cette journée tendent tous, à partir de différents points de vue, à bien dater cette Vie d’une période suivant d’assez peu la mort du saint : aussi bien les études de sociolinguistique diachronique de Michel Banniard, la découverte de nouveaux manuscrits non pris en compte par Krusch par Isabelle Westeel, les fouilles de Saint-Quentin par Christian Sapin et le contexte du cycle de Rictiovare étudié par Michèle Gaillard que les études menées sur les Vies mérovingiennes notamment par Martin Heinzelmann et François Dolbeau, et l’ample synthèse qui vient d’être publiée par Clemens Bayer dans le Reallexikon der Germanischen Altertumkunde (vol. 35, 2007).

Michel Banniard (Toulouse II) proposait dans les grands traits de l’étude qu’il avait fait parvenir sur La sociolinguistique de la Gaule du Nord au VIIe siècle et la Vita Eligii d’envisager cette dernière selon la perspective de la sociolinguistique diachronique, dont les conclusions proposées dans son ouvrage Viva Voce (Paris, 1992) à propos de la Vita Eligii ont été reprises et confirmées ces dernières années, et complétées par l’abandon total de l’analyse binaire (correct/incorrect, altus/rusticus, high level/low level), de l’interprétation diglossique de la période et des oppositions tranchées Nord/Sud, populaire/clérical, Mérovingiens/Carolingiens. La Vita Eligii, par ailleurs d’une excellente tenue littéraire, comporte en effet de nombreuses variations de niveaux – la distinction précise de différents niveaux de langue dans le latin altomédiéval et la place des « latinismes » et « romanismes » dans ces différents niveaux ayant constitué une bonne part du travail de Michel Banniard ces dernières années (« Latin et communication orale en Gaule franque… », in J. Fontaine, J. N. Hillgarth éd, Le septième siècle, Londres, 1992 ; plus généralement sur l’importance de la prise en compte de niveaux de langue au haut Moyen Âge : « Du latin des illettrés au roman des lettrés », in P. Von Moos éd, Entre Babel et Pentecôte, Berlin, 2008). Le niveau dont relèvent les passages concernant la prédication d’Éloi peut ainsi être identifié aux niveaux 2-3 que distingue Michel Banniard, et peut être exploité dans le cadre plus général de la réévaluation des rapports entre oral et écrit. La Vita Eligii est d’ailleurs une bonne illustration du fait que la latiphonie du nord en général ne fut guère plus barbare, plus évolutive que la latiphonie du sud, l’état de langue du texte de la Vie n’empêchant en rien qu’on puisse la considérer comme un texte d’époque mérovingienne.

En ce qui concerne la thèse du remaniement carolingien, visible en particulier par la langue du texte selon Bruno Krusch, François Dolbeau (EPHE), qui préside la première demi-journée d’étude, note d’emblée qu’il y aurait en réalité bien peu de chances que toute la tradition textuelle ait été touchée par un seul remaniement.

L’exposé d’Isabelle Westeel (Conseil Régional du Nord Pas-de-Calais), centré sur Les manuscrits de la Vie de saint Éloi, confirmait tout à fait cette remarque liminaire, en partant du réexamen de la liste des manuscrits établie dans sa thèse d’école des Chartes (1994 : cf. « Vie de saint Éloi. Étude critique et édition », in Positions des thèses soutenues par les élèves pour obtenir le diplôme d’archiviste paléographe, Paris, 1994).
Elle rappelle tout d’abord la composition du dossier hagiographique d’Éloi qui comprend : la Vie d’Éloi (BHL 2474 : prologue, table des chapitres, 1er livre de 40 chapitres, prologue du livre II, 2e livre de 81 chapitres), la lettre de saint Ouen à Chrodebert (de Tours, 659-674 ?) (BHL 2475), la réponse de ce dernier (BHL 2476), des extraits de la Vie repris dans certaines œuvres (BHL 2476B : chap. 34-41 et mort d’Éloi), une Vie abrégée (BHL 2477, ajoutée à certains ms de la Vie), une Vie métrique (BHL 2478, 4 ms), deux petits textes plus tardifs (BHL 2479 et BHL 2480). La Vie d’Éloi est en deux livres, comme celle de Martin par Sulpice Sévère, avec un second livre qui est centré sur la carrière épiscopale, les miracles, la mort, le tombeau. La vie est en revanche atypique par sa longueur.
L’attribution à Ouen se retrouve anciennement dans les praescriptiones de nombreux manuscrits Tours B.M. 1028, fin 1e-début XIe s.), mais pas dans le plus ancien manuscrit connu, par ailleurs mutilé (Bruxelles B.R. 5374/5375, IXe s.). Elle est attestée aussi par les deux lettres accompagnant la vie dans certains manuscrits. Par ailleurs, l’usage de la première personne dans certains passages peut évoquer une certaine intimité entre Éloi et l’auteur, ce qui correspondrait à ce que l’on peut savoir par ailleurs des rapports entre Éloi et Ouen (sermon I, 6 ; portrait physique I, 11-12 ; élévation à l’épiscopat II, 2). Les indications chronologiques livrées par le chapitre II, 32 permettraient même de placer plus précisément la date de la rédaction aux années 673-675. Contre la thèse de la rédaction intégrale par Ouen, et en faveur de celle du remaniement, les arguments avancés semblent pouvoir être démontés. Les passages de la 3e à la 1ère personne ne sont pas forcément le signe de deux auteurs différents, on l’a vu, ni l’évocation de Ouen comme un personnage du récit. Les anachronismes qui avaient pu être mis en avant ne tiennent pas eux non plus (I, 32 sur l’évêque et ses compétences fiscales ; I, 33-35 sur l’affaire du monothélisme et de l’attitude de Martin Ier insérée dans le livre I et non dans le livre consacré à la vie ecclésiastique d’Éloi à partir de 640 et portant sur la période de cette affaire, 645/646 : là encore il n’est pas nécessaire d’y voir une interpolation carolingienne malgré le rôle de la papauté).
Enfin, l’apport majeur des travaux d’Isabelle Westeel, qui abonde lui aussi dans le sens d’une rédaction mérovingienne, est l’identification d’une tradition manuscrite aquitaine, qui n’avait pas été prise en compte par Bruno Krusch (en particulier le Tours B.M. 1028 avec son libelle de Solignac et le Chantilly Musée Condé 739 également lié à Solignac, qui sont à rapprocher du BN Latin 5365 copié à Saint-Martial de Limoges), et dont les manuscrits comportent quatre passages qu’on ne trouve pas dans les principaux manuscrits (I. 31, le pendu dépendu de Limoges ; II. 19 et II. 20, querelle d’Éloi avec un homme de la suite d’Ebroïn, conflit avec l’évêque de Paris Landry au concile de Montmartre, querelle avec un homme de la suite d’Erchinoald sur des superstitions en présence de l’évêque de Poitiers ; II. 32, règne des trois fils de Bathilde, prédiction).
Enfin, Isabelle Westeel termine en soulignant l’importance de l’étude de la Vie en tant que texte littéraire, notamment en raison de l’abondance de la prose rimée, surtout dans les chapitres épidictiques, les descriptions, les dialogues et le sermon).

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