Compte rendu rédigé par Antoine Brix (Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve)
L’AUTORITE PONTIFICALE EN DALMATIE (IVe-XIe SIECLE)
La construction d’une mémoire documentaire, hagiographique et historiographique
Compte-rendu de la conférence de Stéphane Gioanni (École française de Rome) au centre de recherche « Pratiques médiévales de l’écrit » (Université de Namur, 31 janvier 2013)
Les régions historiques de la Dalmatie et de la Croatie ont jusqu’ici été peu étudiées en-dehors du pays qui les réunit aujourd’hui toutes les deux : la république de Croatie. Les relations qu’elles entretiennent au fil des siècles sont marquées par de forts clivages identitaires et idéologiques ; entre une Dalmatie historiquement latine, catholique et tournée vers Rome, et une Croatie relevant davantage du monde hellénophone, slave et orthodoxe, l’historiographie, selon son orientation nationale et idéologico-culturelle, a vu des rapports plus ou moins pacifiques, plus ou moins naturels.
Stéphane Gioanni caractérise le XIe siècle comme un temps fort dans l’évolution de ces relations ; plus qu’une étroite cohabitation des deux mondes historiques de la Méditerranée – le grec et le latin –, c’est bien d’une lutte d’influences qu’il s’agit, et l’on voit la papauté romaine chercher à conquérir des espaces qui, jusque là, regardaient plutôt vers Byzance. La réorganisation culturelle de la Dalmatie – en quelque sorte sa latinisation « définitive » – se traduit notamment par une expansion bénédictine pilotée, en majeure partie, depuis le Mont-Cassin, et soutenue par une politique de donations de la dynastie croate. L’écriture bénéventaine s’impose comme la calligraphie du rapprochement avec Rome, tandis qu’est imposé l’apprentissage du latin et que naissent des récits d’évangélisation apostolique de la Dalmatie.
La Vita Domnii, texte rédigé au XIe siècle par un certain Adam de Paris en latin, relate précisément la vie d’un disciple de saint Pierre, Domnio, évangélisateur de la Dalmatie. Ce texte, connu seulement par un bréviaire du XVIIe siècle, a été généralement déconsidéré ; les éléments historiques qu’il contient ne concordant pas avec le Ier siècle, on lui a refusé toute valeur historique, surtout qu’une campagne de fouilles menée à Split, sur la cote dalmate, a attesté l’existence, au IVe siècle, d’un évêque nommé Domnio.
Pourtant, une analyse plus fine du texte invite à considérer qu’il existe un fondement bien antérieur à la Vita Domnii. Les éléments historiques, s’ils ne correspondent effectivement pas au Ier siècle, se rapportent bien davantage à la période de la tétrarchie du IVe siècle, époque à laquelle Dioclétien disposait à Salone (l’ancienne Split) d’un palais dont on peut admirer, aujourd’hui encore, les vestiges. Parallèlement, Stéphane Gioanni constate une grande influence, dans un texte assez court, d’éléments relevant de la tradition martyriale hellénique, et il semble que la première mention du culte de Domnio vienne bien d’un martyrologe grec, et non latin. Seuls quelques mots, au début et à la fin de la Vita, évoquent l’apostolicité de Domnio. En conséquence, Stéphane Gioanni propose de reconsidérer la Vita d’Adam de Paris, œuvre visiblement composite, comme la réécriture latine d’un texte original grec. Pour construire la légende d’un Domnio apostolique, l’auteur du XIe siècle a remployé le récit de la vie du vrai Domnio – le saint évêque du IVe siècle –, dont la datation pourrait, semble-t-il, être très haute (IVe-VIe siècle). On voit comment s’insère cette entreprise dans le contexte général de la Dalmatie-Croatie du XIe siècle, qui celui de l’avancée de l’influence romaine, par les fondations bénédictines, par l’imposition du latin et par l’édification d’une légendaire tradition apostolique dalmate.
Il est difficile de rendre en si peu de mots le caractère brillant, original et stimulant de l’exposé de Stéphane Gioanni, où le général et le particulier s’éclairent et se nourrissent mutuellement ; l’acuité de l’érudition n’oblitère en rien la prégnance d’un contexte d’évolution séculaire à l’échelle d’une région entière de l’Europe. Il s’agit d’une magistrale leçon d’interdisciplinarité, dont chacun retiendra l’appel à sortir des sentiers battus de la recherche médiévale telle qu’on l’entreprend pour les pays d’Europe occidentale et à se mesurer, une fois encore, à de nouveaux problèmes, à de nouvelles approches, à de nouveaux objets
Articles de Stéphane Gioanni en lien avec le thème de cet exposé:
«Les évêques de Salone d’après l’Historia Salonitana de Thomas l’archidiacre (XIIIe siècle): histoire et hagiographie », in Ecrire l’histoire des évêques et des papes, Fr. Bougard et M. Sot (dir.), Turnhout, 2009, p. 243-263.
« La Vita Domnii d’Adam de Paris (XIe siècle) : la construction d'un lien hagiographique entre l'Eglise de Split et le siège de Rome », dans Hagiographica, 19, 2012, p. 83-123.
« L'idéal de l'ile sainte et les fondations monastiques en Dalmatie (IVe-XIe siècle) », dans Hortus Artium Medievalium, 19, 2013 (sous-presse).
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire